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Grand Littoral

“Nous allons peut-être faire un film d’un territoire qui n’existera plus. Le territoire englouti.” Valérie Jouve

On se dit que le lieu où l’on grandit, ce territoire où l’on débute son exploration du monde, ne saurait être qu’une expérience individuelle, à la rigueur partagée par quelques autres, compères d’âge, d’espace et de temps, qui n’en auront, de toute façon, qu’exceptionnellement le même filtre. Tout est histoire, dans ce lieu devenant territoire, de point de vue, puis de mouvement. Les fugues que l’on y fait, sachant à peine marcher, en tracent les premières diagonales : celles de mes petites voisines ne seront pas les mêmes, tout comme le tableau que forme la vue depuis la fenêtre de ma chambre ne sera jamais le leur.

Et puis la carte s’agrandit et les cours d’écoles, leurs chemins, rentrent dans nos cartographies. Nous grandissons, changeons d’établissements, devenons adolescents, et les trajets de mon propre territoire sont allés en se compliquant. Tout, en effet, dans le bout de Marseille où j’ai grandi, est entrecoupé : voies ferrées, voies rapides, autoroutes, barres d’immeubles, usines, ateliers… La survie, comme piéton, passe par l’exploration presque méthodique de ce bout de ville, à en trouver les passages dérobés, qu’ils soient tunnels pour marchandises, anciennes carrières d’argile, chemins de ronces ou sentiers a tracer dans la colline. Et y répertorier, en passant, ses futurs lieux secrets, de retrait, d’où contempler le bourdonnement sourd, à bonne distance, de l’activité depuis le port jusqu’à ses pieds ou inviter, plus tard, quelques garçons à s’y rouler.

Ce Marseille là, j’en ai tissé une mémoire qui ne peut être, fondamentalement, que celle d’une personne qui a eu mes points de vues, mes mouvements, mes roulements, autant dire : personne d’autre que moi. Or, dans Grand Littoral, le film de Valérie Jouve réalisé en 2003, je retrouve cette géographie et ces trajets si particuliers, cet entre-deux de ville où le flot des voitures et les passages des trains forment un drone qui forme à son tour un espace, où le vide vibre partout et les points de passages doivent être trouvés.

Je le retrouve aussi dans une partie du travail photographique de Valérie Jouve, comme dans la photo Sans Titre (les Personnages avec le petit François) de 1994 – dont je reconnais, peut-être à tort mais avec grande conviction, le point de prise de vue pour avoir fait partie des terrains que j’ai exploré, peut-être en bout de lycée, un peu plus loin que la salle de dessin. Je ne savais pas encore que la colline où mon établissement était construit était un ancien domaine, surplombé d’un château, dont j’avais découvert, puis occupé, l’ancienne grotte-bergerie un peu à l’écart du gymnase. On murmurait – mythologie adolescente – que la colline du lycée était traversée de part en part d’une galerie, et que des garçons y amenaient des filles pour leur faire peur. Il se disait aussi que les allemands s’en étaient servi pour entreposer des munitions. Ils auraient donc occupé Marseille. Ca me paraissait loin du nord, pourtant.

Cette galerie creusée d’un bout à l’autre de la butte, je l’apprend aujourd’hui, existait bel et bien J’apprends également que Walter Benjamin avait écrit sur ce quartier et qu’il notait, avant-guerre, que “les faubourgs, c’est la ville en état d’urgence, le terrain sur lequel se livre en permanence le combat décisif entre ville et campagne. Celui-ci n’est nulle part plus acharné qu’entre Marseille et le paysage provençal. C’est le combat rapproché (…) des perrons courts de souffle contre les puissantes collines.” Le quartier était alors un mélange d’usines et d’ateliers souvent liée à l’activité du port – tuileries, réparation navale, savonnerie, huilerie, sucrerie – et de grands domaines privés, où trônaient en maître châteaux et bastides ornés de jardins en restanques, parfois de cascades aussi. Après-guerre, ces domaines ont été fragmentés pour construire des logements sociaux pour héberger les ouvriers.

Ce travail artistique et documentaire, les images et passants de Valérie Jouve, ces bouts de mémoire et d’écritures que je retrouve aujourd’hui sur ce quartier de rien me troublent car ils se superposent à des points de vues, des mouvements, qui ont été les miens, dans un territoire en failles qui ne révèle son humanité que par l’usage retourné que l’on en fait, les passages et les points de vue que l’on y trouve. “Ce lieu n’est pas neutre, écrit Valérie Jouve dans le catalogue Grand Littoral édité par les Ateliers d’artistes de la Ville de Marseille, 2003, Il a toujours représenté à mes yeux une concentration de l’identité de Marseille. Surplombant la mer, il est à la fois très sauvage, hors des hommes, et totalement investi sur ses bords (…) Ce territoire mi-naturel, mi-industriel, a été laissé pour compte des projets politiques pendant longtemps et pourtant traversé par tous les voisinages.”

Aujourd’hui, une initiative invite à l’aventure juste au bord de ce bout de carte : la coopérative Hôtel du Nord propose des chambres d’hôtes, ainsi qu’une offre patrimoniale, dans les quartiers Nord de Marseille. Certaines chambres ont des fenêtres qui ont presque la même peinture que la mienne, tandis d’autres ont celles de mes petites voisines. La coopérative prévoit également, pour bientôt, l’ouverture de résidences d’artistes – peut-être pour que d’autres Grand Littoral, d’autres albums, ces mémoires superposées, se réalisent.

  • Valérie Jouve “Grand Littoral” (20 mn, 2003)
  • Valérie Jouve “Grand Littoral” (Ateliers d’artistes de la Ville de Marseille, 2003)
  • Lucienne Brun “Sur les traces de nos pas” (Consolat Mirabeau Services, 2008)
  • Henri Carvin “Entre mer et colline” (15/16 Mairie de Marseille, 1994)

Ciné-fiction

Via Philippe Lebruman

Swarovski Crystal Worlds

Swarovski Crystal Worlds, à Innsbruck, via King Q4

Jeanne et Diane à Blois

Le jardin réenchanté

Cher Marco Martella,

J’ai passé toute ma semaine dans les livres, à explorer le monde des jardins avec une sélection d’essais, de registres, de catalogues, de fictions et de bandes-dessinées. Je les emmenai avec moi dans toutes les pièces, tous mes trajets. Au parc aussi, brièvement.

J’ai écarté les pages de l’essai de Jean-Yves Jouannais (“Des nains, des jardins”) traitant du kitsch et de la culture populaire, pour y retrouver, cachés entre deux cahiers, Huysmans, les Frères Goncourt, et l’ennui du réel qui rapproche du jardin.

J’ai posé sur mes genoux l’épais livre, à la couverture presque trop glacée, de Michel Corbou (“Des jardins dans la ville”), dont j’ai du extraire à la pince, quelques charmantes folies et citations bien senties, dans un flot presque obscène de déclarations d’intention de politique culturelle et paysagère.

J’ai annoté avec fièvre la “Poétique des jardins” de Jean-Pierre Le Dantec, fort agréable survol historique et bibliographique du thème. Puis, je l’ai refermé, oubliant presque aussitôt la montagne d’informations qu’il contenait.

Je me suis invitée dans le potager de La Quintinie, à Versailles (“Monsieur le Jardinier”), et j’ai arraché avec lui des plants entiers d’épines-vinettes, d’aristoloches, de colchiques et de bois-jolis, toutes ces plantes qui peuvent être utilisées dans la fabrication de poisons.

Je me suis perdue dans le secrétaire laqué, l’ivoire, du labyrinthique jardin aux sentiers qui bifurquent de Borges (“Fictions”), son réseau vertigineux de temps divergents, convergents et parallèles ; ses rencontres coïncidentes.

De rencontres, de toutes ces pages lues, je n’en retiendrai que deux : celles des deux premiers numéros de votre revue Jardins, publiée aux Editions du Sandre (Le génie du lieu en 2010, Le réenchantement en 2011).

A la différence de vos confrères, Marco Martella, vous y parlez de jardins avec des personnes qui les vivent, comme passants ou habitants, et non comme maîtres d’ouvrages uniquement : Michel Farris le jardinier en chef des jardins Albert Kahn, le peintre et jardinier Sheppard Craige, Fernando Caruncho… Vous transcrivez également un passionnant échange avec le géographe et orientaliste Augustin Bercque, de l’EHESS. Vous partagez avec tous la même intuition, celle du jardin comme espace fini, doté de sens – un cosmos.

Vous écrivez vous-même, avec grande délicatesse, sur le jardin de Jean Fautrier. Vous en parlez comme un “lieu protégé, comme ces cachettes de l’enfance dont on rêve tout le reste de sa vie”, vous évoquez ce “quelque chose, comme une musique, qui traverse l’espace et le silence si dense : à peine plus qu’une vibration, produite peut-être par l’énergie secrète des feuilles, fleurs et branches délivrées de toutes contraintes, un flux.”

Vous permettez, par votre sélection de textes, de rassembler par petites touches tous ces fragments qui constituent notre attachement quasi-primitif au jardin, et sa nature si particulière permettant la méditation et la projection, offrant à notre intelligence sensible, corporelle, une occasion de se délier. Nostalgie, peut-être, de la parcelle originelle, Eden ou Arcadie personnelle ; de ce qui forme, sûrement, la nature de notre humanité.

Vous y rappelez, convoquant Hölderlin, que “pour accomplir sa vocation, le jardin doit susciter le merveilleux” et nous permettre d’habiter la terre en poètes. Encore faut-il, pour cela, être en mesure de pouvoir refuser, en plusieurs de ses points, la modernité et son pouvoir vulgaire de tout transformer en usages, et les jardins en espaces verts.

Dans vos pages, Marco, je me suis rafraîchie auprès de fontaines de jardins vénitiens, en attendant que la nuit arrive. Je me suis aussi étendue dans des clairières de forêts vosgiennes, d’où j’ai regardé le ciel de Boulogne.

J’ai retrouvé l’air de certains des jardins qui ont tissé, d’un fil de soie, mes aventures d’été – Berlin, Chaumont, Blois, Coussay, Port-Bou, Sète, Paris – leurs statuaires douces, leurs sources, échelles, grottes, nymphées, leurs symboles, leurs portails, broussailles et passages.

J’ai essayé de percer le secret, l’essence même de ces lieux, leurs singularité, leur hétérotopie au-delà de toute projection culturelle.

J’y ai rencontré l’espace (le jardin est une nature embrassable) et le temps (les  saisons, l’impermanence, le vivant), et j’en étais, par ma présence, la convergence, relevant cette coïncidence (Philippe Jaccottet). Le jardin révèle l’être au monde.

Walter Benjamin disait en 1927 que “les reflets imaginaires des choses tombent en claquant sur le sol, ce sont les feuilles pliées en accordéon d’un album inititulé le rêve” (“Kitsch onirique“, in Oeuvres II, cité dans “Des jardins dans la ville”)

Jardins est de ces albums précieux qui, en s’attachant aux lieux, s’affirment très vite comme d’inépuisables imagiers, ce paysage très intime de possibilités. Aussi, Marco Martella, je voulais infiniment vous en remercier.

Bien chaleureusement – Villa Morel

  • Revue “Jardins”, Marco Martella (dir.), Editions du Sandre (2010, 2011), via Superheights

Chère Cité Jandelle

Très chère maison de la Cité Jandelle, j’arrive aujourd’hui d’Arles pour vous visiter. Vous m’avez beaucoup manqué ! J’ai très hâte de vous prendre dans mes bras, de vous couvrir de baisers et d’écouter encore Robert Wyatt ou more Moondog avec vous. Je sais aussi que vous me présenterez votre bel amoureux, celui qui vous rend si rayonnante, et je me réjouis déjà de faire sa connaissance. Je vous ramènerai, pour ma part, des nouvelles de ce sud qui vous manque tant, quelques histoires et de nombreuses émotions. Nous discuterons, nous échangerons, nous nous ferons rire : ça sera notre seul été ensemble, dans ces murs là, car je sais que vous en êtes en partance. Nous en ferons tout ce que pourrons avant de se retrouver ailleurs, à un autre endroit, et je sais d’avance que ça sera joli, comme à chaque fois. Je vous embrasse, ainsi que vos couchers de soleil et votre toit.

  • David Horvitz, exposition Points de vue, prix découverte des rencontres d’Arles 2011

Archives Morel

Ça a pris du temps mais on y est presque : vue des Archives Morel.

Armes, voûtes et fossés, Blois

Paris-sur-Tendre

C’est une carte de métro de Paris que je ne retrouve pas. Je ne suis même plus sûre qu’elle existe. Ce n’est pas la carte de l’artiste Pierre Joseph, mais elle pourrait presque être de lui.

A la place des noms de stations, il y avait des prénoms : Nathalie, Sophie, Charlotte, Marie peut-être – les autres stations ont été effacées.

Le plan était simple, sur fond blanc, avec peut-être vingt ou trente stations seulement. Des lignes se réduisaient parfois à deux prénoms, d’autres relient tout Paris, en chapelet. Nous y voyions : les trottoirs, les cafés, les escaliers, les paliers, les chambres – des lits qui n’étaient pas les nôtres, où l’on ne dort pas.

C’était une carte subjective, comme de “femmes intérieures” (Peignot), ces créatures que l’on porte en soi et qui habitent nos circuits, les pierres précieuses de nos mines et de nos galeries.

Cette image n’existe peut-être pas. Ou je m’apercevrais un jour, qui sait, que c’est une oeuvre d’Edouard Levé. Ou un archétype d’oeuvre fantôme, comme le Nerverland de Michael Jackson que nous imaginons si facilement, sans en avoir vraiment vu les images.

Cette carte m’obsède. Ou se trouve-t-elle ?

Si je n’arrête pas sa recherche, je dois creuser une mine alernative. J’irai rejoindre celle de Gilbert Lascault, creusée aux Gobelins, qui m’avait jusqu’alors échappée.

“49, rue Gustave-Geffroy, un petit café est fréquenté par des habitués. Le patron a cinquante-quatre ans. Trois ou quatre fois par jour, il laisse la garde du café à son épouse, une robuste auvergnate. Il ouvre la trappe située derrière le comptoir, descend dans sa cave et y reste une vingtaine de minutes. Dans la cave, allongées sur des tapis de soie et des coussins brodés, quatre jeunes filles nues, les jambes écartées, l’attendent, autour d’un minuscule jet d’eau. Lorsqu’il est revenu dans son café, elles bavardent avec des fous rires, lisent des livres érotiques, regardent la télévision ou écoutent du Mozart. Parfois, l’une d’elles embrasse les seins ou le sexe d’une autre pendant que leurs compagnes les caressent avec des gestes tendres. Elles ont moins de dix-huit ans. Elles ne sortent jamais. Le patron les garde deux ans dans sa cave et les remplace par roulement. Elles partent ensuite se marier en Hollande où le patron a des actions dans une agence matrimoniale” (“Un monde miné”)

Gilbert Lascault :

  • Notice biographique de Gilbert Lascault par Evelyne Toussaint (Critique d’art n°23, 2004)
  • Entretien filmé avec Gilbert Lascault sur le visible, l’imaginaire et les objets (La Quinzaine Littéraire)
  • Gilbert Lascault, “Un monde miné” (Christian Bourgois)
  • Gilbert Lascault, “Figurées, défigurées – Petit vocabulaire de la féminité représentée” (10/18)

La carte et le Tendre :

Remerciement : Sébastien Morlighem

Eloge de la cabane

“La joie, l’amusement, le travail, le bricolage” : Robin Hunzinger – Eloge de la cabane (extrait vidéo / VOD)