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Cartographie déviée

 

La diagonale du vide

La diagonale du vide est une large bande du territoire français allant de la Meuse aux Landes où les densités de population sont très faibles (moins de 30 habitants par km²) par rapport au reste de la France, principalement suite à l’exode rural des XIXe et XXe siècles, puis au phénomène de métropolisation qui renforce les zones denses du pays depuis la deuxième moitié du XXe siècle. Le terme a été inventé par la DATAR et décrit une réalité plus visible sur la carte des régions que sur celle des départements. Cet espace est intégré à une diagonale plus ample, transfrontalière, la diagonale continentale – Wikipedia

Cartes de Rien

Fondamenta del Rimedio, Venise

Cartographie parallèle : Faux-Paris, Nevada et Jacques Tati

En 1917, à la fin de la première guerre mondiale, le gouvernement français a planifié la construction d’un “double” de Paris, une fausse ville destinée à leurrer d’éventuels pilotes allemands en route pour bombarder la capitale. Certaines cibles que les aviateurs auraient cherché à repérer, comme les gares, devaient également être reproduites.

Conçu à une époque où les aviateurs naviguaient sans radar et pouvaient être trompés, de nuit, par de fausse illuminations, ce projet n’a pas fait la preuve de son efficacité. Sur la photographie ci-dessous, datée de 1920, on voit une file de baraquements encore debout deux ans après l’armistice. Ils devaient passer pour une ligne de chemins de fer, le jour, et un train illuminé, la nuit.

  • Les décors de Playtime de Jacques Tati construits près de Joinville, à l’Est de Paris. Pour leurrer l’ennemi aussi ?

Grand Littoral

“Nous allons peut-être faire un film d’un territoire qui n’existera plus. Le territoire englouti.” Valérie Jouve

On se dit que le lieu où l’on grandit, ce territoire où l’on débute son exploration du monde, ne saurait être qu’une expérience individuelle, à la rigueur partagée par quelques autres, compères d’âge, d’espace et de temps, qui n’en auront, de toute façon, qu’exceptionnellement le même filtre. Tout est histoire, dans ce lieu devenant territoire, de point de vue, puis de mouvement. Les fugues que l’on y fait, sachant à peine marcher, en tracent les premières diagonales : celles de mes petites voisines ne seront pas les mêmes, tout comme le tableau que forme la vue depuis la fenêtre de ma chambre ne sera jamais le leur.

Et puis la carte s’agrandit et les cours d’écoles, leurs chemins, rentrent dans nos cartographies. Nous grandissons, changeons d’établissements, devenons adolescents, et les trajets de mon propre territoire sont allés en se compliquant. Tout, en effet, dans le bout de Marseille où j’ai grandi, est entrecoupé : voies ferrées, voies rapides, autoroutes, barres d’immeubles, usines, ateliers… La survie, comme piéton, passe par l’exploration presque méthodique de ce bout de ville, à en trouver les passages dérobés, qu’ils soient tunnels pour marchandises, anciennes carrières d’argile, chemins de ronces ou sentiers a tracer dans la colline. Et y répertorier, en passant, ses futurs lieux secrets, de retrait, d’où contempler le bourdonnement sourd, à bonne distance, de l’activité depuis le port jusqu’à ses pieds ou inviter, plus tard, quelques garçons à s’y rouler.

Ce Marseille là, j’en ai tissé une mémoire qui ne peut être, fondamentalement, que celle d’une personne qui a eu mes points de vues, mes mouvements, mes roulements, autant dire : personne d’autre que moi. Or, dans Grand Littoral, le film de Valérie Jouve réalisé en 2003, je retrouve cette géographie et ces trajets si particuliers, cet entre-deux de ville où le flot des voitures et les passages des trains forment un drone qui forme à son tour un espace, où le vide vibre partout et les points de passages doivent être trouvés.

Je le retrouve aussi dans une partie du travail photographique de Valérie Jouve, comme dans la photo Sans Titre (les Personnages avec le petit François) de 1994 – dont je reconnais, peut-être à tort mais avec grande conviction, le point de prise de vue pour avoir fait partie des terrains que j’ai exploré, peut-être en bout de lycée, un peu plus loin que la salle de dessin. Je ne savais pas encore que la colline où mon établissement était construit était un ancien domaine, surplombé d’un château, dont j’avais découvert, puis occupé, l’ancienne grotte-bergerie un peu à l’écart du gymnase. On murmurait – mythologie adolescente – que la colline du lycée était traversée de part en part d’une galerie, et que des garçons y amenaient des filles pour leur faire peur. Il se disait aussi que les allemands s’en étaient servi pour entreposer des munitions. Ils auraient donc occupé Marseille. Ca me paraissait loin du nord, pourtant.

Cette galerie creusée d’un bout à l’autre de la butte, je l’apprend aujourd’hui, existait bel et bien J’apprends également que Walter Benjamin avait écrit sur ce quartier et qu’il notait, avant-guerre, que “les faubourgs, c’est la ville en état d’urgence, le terrain sur lequel se livre en permanence le combat décisif entre ville et campagne. Celui-ci n’est nulle part plus acharné qu’entre Marseille et le paysage provençal. C’est le combat rapproché (…) des perrons courts de souffle contre les puissantes collines.” Le quartier était alors un mélange d’usines et d’ateliers souvent liée à l’activité du port – tuileries, réparation navale, savonnerie, huilerie, sucrerie – et de grands domaines privés, où trônaient en maître châteaux et bastides ornés de jardins en restanques, parfois de cascades aussi. Après-guerre, ces domaines ont été fragmentés pour construire des logements sociaux pour héberger les ouvriers.

Ce travail artistique et documentaire, les images et passants de Valérie Jouve, ces bouts de mémoire et d’écritures que je retrouve aujourd’hui sur ce quartier de rien me troublent car ils se superposent à des points de vues, des mouvements, qui ont été les miens, dans un territoire en failles qui ne révèle son humanité que par l’usage retourné que l’on en fait, les passages et les points de vue que l’on y trouve. “Ce lieu n’est pas neutre, écrit Valérie Jouve dans le catalogue Grand Littoral édité par les Ateliers d’artistes de la Ville de Marseille, 2003, Il a toujours représenté à mes yeux une concentration de l’identité de Marseille. Surplombant la mer, il est à la fois très sauvage, hors des hommes, et totalement investi sur ses bords (…) Ce territoire mi-naturel, mi-industriel, a été laissé pour compte des projets politiques pendant longtemps et pourtant traversé par tous les voisinages.”

Aujourd’hui, une initiative invite à l’aventure juste au bord de ce bout de carte : la coopérative Hôtel du Nord propose des chambres d’hôtes, ainsi qu’une offre patrimoniale, dans les quartiers Nord de Marseille. Certaines chambres ont des fenêtres qui ont presque la même peinture que la mienne, tandis d’autres ont celles de mes petites voisines. La coopérative prévoit également, pour bientôt, l’ouverture de résidences d’artistes – peut-être pour que d’autres Grand Littoral, d’autres albums, ces mémoires superposées, se réalisent.

  • Valérie Jouve “Grand Littoral” (20 mn, 2003)
  • Valérie Jouve “Grand Littoral” (Ateliers d’artistes de la Ville de Marseille, 2003)
  • Lucienne Brun “Sur les traces de nos pas” (Consolat Mirabeau Services, 2008)
  • Henri Carvin “Entre mer et colline” (15/16 Mairie de Marseille, 1994)

Paris-sur-Tendre

C’est une carte de métro de Paris que je ne retrouve pas. Je ne suis même plus sûre qu’elle existe. Ce n’est pas la carte de l’artiste Pierre Joseph, mais elle pourrait presque être de lui.

A la place des noms de stations, il y avait des prénoms : Nathalie, Sophie, Charlotte, Marie peut-être – les autres stations ont été effacées.

Le plan était simple, sur fond blanc, avec peut-être vingt ou trente stations seulement. Des lignes se réduisaient parfois à deux prénoms, d’autres relient tout Paris, en chapelet. Nous y voyions : les trottoirs, les cafés, les escaliers, les paliers, les chambres – des lits qui n’étaient pas les nôtres, où l’on ne dort pas.

C’était une carte subjective, comme de “femmes intérieures” (Peignot), ces créatures que l’on porte en soi et qui habitent nos circuits, les pierres précieuses de nos mines et de nos galeries.

Cette image n’existe peut-être pas. Ou je m’apercevrais un jour, qui sait, que c’est une oeuvre d’Edouard Levé. Ou un archétype d’oeuvre fantôme, comme le Nerverland de Michael Jackson que nous imaginons si facilement, sans en avoir vraiment vu les images.

Cette carte m’obsède. Ou se trouve-t-elle ?

Si je n’arrête pas sa recherche, je dois creuser une mine alernative. J’irai rejoindre celle de Gilbert Lascault, creusée aux Gobelins, qui m’avait jusqu’alors échappée.

“49, rue Gustave-Geffroy, un petit café est fréquenté par des habitués. Le patron a cinquante-quatre ans. Trois ou quatre fois par jour, il laisse la garde du café à son épouse, une robuste auvergnate. Il ouvre la trappe située derrière le comptoir, descend dans sa cave et y reste une vingtaine de minutes. Dans la cave, allongées sur des tapis de soie et des coussins brodés, quatre jeunes filles nues, les jambes écartées, l’attendent, autour d’un minuscule jet d’eau. Lorsqu’il est revenu dans son café, elles bavardent avec des fous rires, lisent des livres érotiques, regardent la télévision ou écoutent du Mozart. Parfois, l’une d’elles embrasse les seins ou le sexe d’une autre pendant que leurs compagnes les caressent avec des gestes tendres. Elles ont moins de dix-huit ans. Elles ne sortent jamais. Le patron les garde deux ans dans sa cave et les remplace par roulement. Elles partent ensuite se marier en Hollande où le patron a des actions dans une agence matrimoniale” (“Un monde miné”)

Gilbert Lascault :

  • Notice biographique de Gilbert Lascault par Evelyne Toussaint (Critique d’art n°23, 2004)
  • Entretien filmé avec Gilbert Lascault sur le visible, l’imaginaire et les objets (La Quinzaine Littéraire)
  • Gilbert Lascault, “Un monde miné” (Christian Bourgois)
  • Gilbert Lascault, “Figurées, défigurées – Petit vocabulaire de la féminité représentée” (10/18)

La carte et le Tendre :

Remerciement : Sébastien Morlighem

L’expédition

Dictionnaire géographique

Fresque

Paysage, peinture et imaginiérie : le domaine d’Arnheim

PRIOR PARK LANDSCAPE GARDEN

“Créer un jardin, c’est peindre un paysage”  (Alexander Pope)

La nouvelle Le domaine d’Arnheim (1847, texte original / texte français) est un texte d’Edgar Allan Poe où l’auteur se révèle cadreur, peintre, compositeur et concepteur. La nouvelle est courte et fait partie du recueil Habitations imaginaires (Allia, 2008) traduit et assemblé par Baudelaire.

Le texte est articulé en deux parties : d’abord une réflexion sur les jardin-paysages, avec l’introduction des notions d’artificiel et naturel, puis une description de jardin idyllique, le domaine d’Arnheim.

La nouvelle existe dans d’autres recueils plus courants ; ici elle côtoie un traité d’ameublement et une description de résidence, Le cottage Landor, dont Poe dira qu’il fait une “peinture détaillée, telle qu’il l’a trouvée.”

Dans Le domaine d’Arnheim, Edgar Poe cadre et figure la nature.

A courte vue, le jardin-paysage artificiel, créateur de “miracles et de merveilles spéciales,” relève non seulement d’une forme de beauté morale, mais présente également une rémanence de l’intention où, dans le paysage, “le plus léger indice d’art est un témoignage de sollicitude et d’intérêt humain,” comme une vieille balustrade couverte de mousse évoque ses anciens passants.

Le paysage naturel ne recèle lui, considère Poe, d’aucune combinaison décorative, telle que le peintre de génie pourrait la produire.

La nature sera toujours susceptible de perfectionnement même si Poe reconnaît, dans la multiplicité des formes et des couleurs des fleurs et des arbres, les efforts les plus directs de la nature vers la beauté physique. Il lui attribue également une grande moralité, par son “absence de tout défaut et de toute incongruité dans la prédominance de l’ordre et d’une saine harmonie.”

Là où Poe surprend, c’est lorsqu’il sa vision prend de la hauteur, et suppose le déploiement d’immenses jardin-paysages depuis les hémisphères. “Toute altération du décor naturel, écrit-il, produirait peut-être un défaut dans le tableau, si nous supposons le tableau vu en grand, en masse, de quelque point éloigné de la surface de la terre, quoique non au-delà des limites de son atmosphère. On comprend aisément que le perfectionnement d’un détail, examiné de très près, pourrait en même temps gâter un effet général, un effet saisissable à une grande distance.”

René Magritte. The Domain of Arnheim 1938. Oil on canvas. 73 x 100 cm. Private collection.

(ce dont se joue Magritte dans sa toile du nom de la nouvelle de Poe)

Poe peintre, donc, cadreur et compositeur de belvédère : alors que la nature a perte de vue était, pour Le voyageur contemplant une mer de nuages (1818) de Caspar David Friedrich, une invitation a la méditation, à l’exaltation, au sublime et à l’éclat, Poe préfère le bon et le goût au vertige et ne dépassera pas, effectivement, les limites de l’atmosphère.

Espace de finitude, le jardin-paysage doit être, chez Poe, une représentation de l’ordre et de la raison. Il en connaît les déliaisons, en approche la cosmogonie, mais s’en protégera. Son narrateur se tiendra a distance de la grandeur des étendues qui, en point de vue constant, le font se sentir hors du monde, étranger au monde.

Caspar David Friedrich - Le voyageur contemplant une mer de nuages

“Dans le plus enchanteur des paysages naturels, on découvre toujours un défaut ou un excès, mille excès et mille défauts” :  les perspectives lointaines ont cette spécificité de nous confronter à l’espace et au temps, qui nous constituent et que nous ne comprenons pas.

A cela, Poe répond à la manière du Collège des Cartographes de Borges, ayant levé “une Carte de l’Empire, qui avait le Format de l’Empire et qui coïncidait avec lui, point par point“, et énonce le jardin-paysage comme objet utopique, artificiel et permanent.

Puis vient la deuxième partie de la nouvelle, et la description même du domaine d’Arnheim. Objet de quête du narrateur Ellison, ce lieu arcadien rappelle que “le paradis n’est nulle part car le temps n’y existe pas” (Patrick Dandrey).

Le paysage ne présente ni “branches mortes, ni feuilles desséchées,” mais une “miraculeuse extravagance de culture” consacrée à “l’expérience esthétique d’un témoin central” (Emilie Renard, Rosa B).

On n’accède à aucun passage dans le parcours au travers du domaine, inspiré à Poe par les peintures de Thomas Cole : effectué à bateau, il ne s’agit pas d’une exploration mais d’une visite au sein d’un tableau, à la manière des parcs à thèmes.

Arnheim, espace de préfiguration de l’imaginiérie ? L’artiste Pierre Huyghe le soutient : Edgar Poe aurait fortement inspiré Walt Disney, dans la conception de ses attractions.

“On filait à travers les méandres de ce canal, l’obscurité augmentant d’instant en instant, quand tout à coup la barque, subissant un brusque détour, se trouvait jetée, comme si elle tombait du ciel, dans un bassin circulaire d’une étendue considérable.”

Vidéo Splash Mountain