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L’irruption de la fiction

Cuchi White Bologne001

“Le trompe-l’œil n’est qu’un piège qui nous renvoie à notre propre regard, à la manière dont nous regardons – et occupons – l’espace. Si une “vraie” maison s’élevait là où il n’y a qu’un mur, si des vrais jardins à la française s’étalaient au-delà de ces grandes baies vitrées, si de vraies fenêtres habillaient ces façades, peut-être ne prendrions-nous même pas la peine de les regarder. Ce qui arrête notre regard, un court instant, c’est l’irruption de la fiction dans un univers auquel, à cause de ce que l’on pourrait appeler notre cécité quotidienne, nous ne savons plus prêter attention. En ce sens, les trompe-l’œil fonctionnent un peu comme les mots croisés : ils posent une question dont la réponse est tout entière contenue dans l’énoncé qui la formule, mais qui demeure énigmatique tant que l’on n’a pas opéré le minuscule glissement de sens qui la résout dans son évidence imparable.”

  • Texte : Georges Perec, photo : Université de Bologne, par Cuchi White, “L’oeil ébloui”, Chêne/Hachette, 1981

Sur la faille

Paysage, peinture et imaginiérie : le domaine d’Arnheim

PRIOR PARK LANDSCAPE GARDEN

“Créer un jardin, c’est peindre un paysage”  (Alexander Pope)

La nouvelle Le domaine d’Arnheim (1847, texte original / texte français) est un texte d’Edgar Allan Poe où l’auteur se révèle cadreur, peintre, compositeur et concepteur. La nouvelle est courte et fait partie du recueil Habitations imaginaires (Allia, 2008) traduit et assemblé par Baudelaire.

Le texte est articulé en deux parties : d’abord une réflexion sur les jardin-paysages, avec l’introduction des notions d’artificiel et naturel, puis une description de jardin idyllique, le domaine d’Arnheim.

La nouvelle existe dans d’autres recueils plus courants ; ici elle côtoie un traité d’ameublement et une description de résidence, Le cottage Landor, dont Poe dira qu’il fait une “peinture détaillée, telle qu’il l’a trouvée.”

Dans Le domaine d’Arnheim, Edgar Poe cadre et figure la nature.

A courte vue, le jardin-paysage artificiel, créateur de “miracles et de merveilles spéciales,” relève non seulement d’une forme de beauté morale, mais présente également une rémanence de l’intention où, dans le paysage, “le plus léger indice d’art est un témoignage de sollicitude et d’intérêt humain,” comme une vieille balustrade couverte de mousse évoque ses anciens passants.

Le paysage naturel ne recèle lui, considère Poe, d’aucune combinaison décorative, telle que le peintre de génie pourrait la produire.

La nature sera toujours susceptible de perfectionnement même si Poe reconnaît, dans la multiplicité des formes et des couleurs des fleurs et des arbres, les efforts les plus directs de la nature vers la beauté physique. Il lui attribue également une grande moralité, par son “absence de tout défaut et de toute incongruité dans la prédominance de l’ordre et d’une saine harmonie.”

Là où Poe surprend, c’est lorsqu’il sa vision prend de la hauteur, et suppose le déploiement d’immenses jardin-paysages depuis les hémisphères. “Toute altération du décor naturel, écrit-il, produirait peut-être un défaut dans le tableau, si nous supposons le tableau vu en grand, en masse, de quelque point éloigné de la surface de la terre, quoique non au-delà des limites de son atmosphère. On comprend aisément que le perfectionnement d’un détail, examiné de très près, pourrait en même temps gâter un effet général, un effet saisissable à une grande distance.”

René Magritte. The Domain of Arnheim 1938. Oil on canvas. 73 x 100 cm. Private collection.

(ce dont se joue Magritte dans sa toile du nom de la nouvelle de Poe)

Poe peintre, donc, cadreur et compositeur de belvédère : alors que la nature a perte de vue était, pour Le voyageur contemplant une mer de nuages (1818) de Caspar David Friedrich, une invitation a la méditation, à l’exaltation, au sublime et à l’éclat, Poe préfère le bon et le goût au vertige et ne dépassera pas, effectivement, les limites de l’atmosphère.

Espace de finitude, le jardin-paysage doit être, chez Poe, une représentation de l’ordre et de la raison. Il en connaît les déliaisons, en approche la cosmogonie, mais s’en protégera. Son narrateur se tiendra a distance de la grandeur des étendues qui, en point de vue constant, le font se sentir hors du monde, étranger au monde.

Caspar David Friedrich - Le voyageur contemplant une mer de nuages

“Dans le plus enchanteur des paysages naturels, on découvre toujours un défaut ou un excès, mille excès et mille défauts” :  les perspectives lointaines ont cette spécificité de nous confronter à l’espace et au temps, qui nous constituent et que nous ne comprenons pas.

A cela, Poe répond à la manière du Collège des Cartographes de Borges, ayant levé “une Carte de l’Empire, qui avait le Format de l’Empire et qui coïncidait avec lui, point par point“, et énonce le jardin-paysage comme objet utopique, artificiel et permanent.

Puis vient la deuxième partie de la nouvelle, et la description même du domaine d’Arnheim. Objet de quête du narrateur Ellison, ce lieu arcadien rappelle que “le paradis n’est nulle part car le temps n’y existe pas” (Patrick Dandrey).

Le paysage ne présente ni “branches mortes, ni feuilles desséchées,” mais une “miraculeuse extravagance de culture” consacrée à “l’expérience esthétique d’un témoin central” (Emilie Renard, Rosa B).

On n’accède à aucun passage dans le parcours au travers du domaine, inspiré à Poe par les peintures de Thomas Cole : effectué à bateau, il ne s’agit pas d’une exploration mais d’une visite au sein d’un tableau, à la manière des parcs à thèmes.

Arnheim, espace de préfiguration de l’imaginiérie ? L’artiste Pierre Huyghe le soutient : Edgar Poe aurait fortement inspiré Walt Disney, dans la conception de ses attractions.

“On filait à travers les méandres de ce canal, l’obscurité augmentant d’instant en instant, quand tout à coup la barque, subissant un brusque détour, se trouvait jetée, comme si elle tombait du ciel, dans un bassin circulaire d’une étendue considérable.”

Vidéo Splash Mountain